NOTE 4,5/5
Corée. Années 30, pendant la colonisation japonaise. Sookee est engagée comme servante d’une riche japonaise, Hideko, vivant recluse dans un immense manoir sous la coupe d’un oncle tyrannique. Mais Sookee a un secret. Avec l’aide d’un escroc se faisant passer pour un comte japonais, ils veulent arnaquer Hideko…
Qu’il filme une femme sous la pluie ou récitant de la littérature érotique, Park Chan-wook aspire la même beauté vénéneuse, ténébreuse, sensuelle. Une grâce qu’il fait rejaillir dans un ensemble de cadres somptueux, naturellement séduisants, véritable collection d’images plastiques, aussi envoûtante que trompeuse. Au cœur de cette esthétique froide, un manoir sombre où « la lumière n’entre plus ». Le cinéaste préfère au réalisme forcé la poésie élancée d’un décor plus artificiel que nature, où tout semble incroyablement parfait. Que tout est agréable ici : chic, élégant, comme le sont les demoiselles qui y résident – la sulfureuse Japonaise et sa charmante servante Coréenne.
Leurs attitudes malicieuses comme leurs regards d’enfants se prêtent aux jeux les plus espiègles ; mais lorsque l’une met délicatement ses doigts dans la bouche de l’autre pour lui limer une dent qui fait mal, on ressent déjà la tension voluptueuse du bain chaud et fleuri, duquel se dévoile hors de la mousse un bout de sein. Les visions qui se croisent comme les perspectives qu’on imagine alimentent une excitation intellectuelle, qui n’est là encore qu’une petite pièce du puzzle complexe que nous promet le film – véritable poupée russe d’intrigues superposées. Ce qu’on voit n’est pas ce qu’on nous montre, et les vérités n’existent qu’à travers les portes, les trous, les interstices. Sans cesse déformée, la réalité devient rapidement stroboscopique, soulignant les duplicités, amplifiant les possibilités. « Mademoiselle » est une invitation à la réflexion, un jeu de piste surdimensionné, labyrinthique, que le spectateur comme les personnages arpentent mais peinent à solutionner.
Vertigineux et hallucinatoire, le film se métamorphose en un piège sadique, dont le montage et la mise en scène se perdent dans les méandres d’un complot dirigé vers le spectateur lui-même. Plus l’évidence devient trouble, plus la duperie se reflète dans chaque miroir de l’histoire, où chacun joue un rôle sans qu’il ne s’agisse jamais du sien. « Chacun interprète à sa façon une même histoire », résume l’un d’eux. « Mademoiselle » bluffe – au propre comme au figuré – par sa très grande intelligence, déjouant les certitudes pour en créer de nouvelles, puis les annihiler de nouveau. Il s’agit d’immiscer le doute, jusqu’à se méfier de ses propres intuitions, comme autant de points de vue et de fausses pistes qui influent sur la résolution de l’histoire. En fait, Park Chan-wook ne veut pas nous guider, mais plutôt nous perdre. Se moquer un peu, aussi, lorsqu’il repasse le film en arrière, et nous démontre la suprématie du montage. Ironique, là aussi, où le réalisateur est dieu sur son œuvre et omnipotent sur le spectateur. A quoi bon lutter, tant les nœuds scénaristiques sont denses et entremêlés ? Quel délice à ce moment précis où l’on cesse enfin de résister, consentant à se laisser manipuler. Après tout, il se pourrait bien que le plus dominateur soit en fait lui-même le dominé…
Surtout, « Mademoiselle » s’affranchit des codes narratifs et s’octroie une liberté stylistique qui font naître beaucoup de curiosité pour cette œuvre tentaculaire. On s’étonne qu’un film à ce point féministe puisse être la création d’un homme. Car ici, le mâle est plutôt associé au vice, à l’hypocrisie, à la malhonnêté, à la perversité… Les qualificatifs ne manquent pas pour décrire l’emprise qu’ils prétendent avoir sur les femmes – vulgaires objets du désir. L’amour fulgurant de cette riche héritière pour sa servante est alors aussi multiple de sens qu’il n’y a de façon de les admirer en train de s’aimer, émancipation cette fois-ci bien réelle du carcan patriarcal, au moins aussi symbolique qu’une réconciliation entre le Japon et la Corée. Brûlant !