Cannes 2016/Critiques

GRAVE de Julia Ducournau

NOTE 4/5

Dans la famille de Justine tout le monde est vétérinaire et végétarien. À 16 ans, elle est une adolescente surdouée sur le point d’intégrer l’école véto où sa sœur aînée est également élève. Mais, à peine installés, le bizutage commence pour les premières années. On force Justine à manger de la viande crue. C’est la première fois de sa vie. Les conséquences ne se font pas attendre. Justine découvre sa vraie nature.

Jamais l’expression « être mal dans sa peau » n’aura été traduite si sérieusement au sens propre. Le sujet ? Grandir : mais comment rester soi tout en étant comme les autres ? Qu’est-ce que la normalité ? Voilà, parmi d’autres, les interrogations que pose le film, dont le titre « Grave » reflète autant la pesanteur que la fatalité tragique. Dans cette interprétation renouvelée du passage à l’âge adulte, la cinéaste choisit une approche radicale, qui lui permet de ne jamais s’encombrer de circonvolutions pour atteindre son propos. Dès lors, si s’arracher au confort de l’enfance est un abandon, alors l’épreuve sera nécessairement brutale. Le laconique préambule déploie d’ailleurs de manière allégorique la férocité de son sujet, d’une longue route d’où survient un accident – écho rhétorique au chemin emprunté par l’héroïne pour parvenir à la maturité.

Car Justine est encore une petite fille, figure de pureté juvénile trop timide pour se plaindre, trop sérieuse pour s’amuser, trop désexualisée surtout pour vouloir plaire. Introspectif à certains égards, « Grave » use de son personnage comme d’un medium, un canal entre la fiction et le spectateur. D’ailleurs, il ne s’agit jamais de la craindre, mais de la comprendre. Ici, le cannibalisme n’est donc pas traité comme une déviance, ni même une maladie, mais plutôt comme un symptôme. Celui d’une crise adolescente, retranscrite par une crise intérieure libératrice, parallèlement à la résistance silencieuse qui l’oppose aux bizutages imbéciles et cruels. Une manière aussi de se protéger d’un danger immédiat et oppressant ; ce corps étranger qui prend la forme d’un colocataire introduit dans l’espace intime de la chambre (donc, du refuge), d’une prise d’otage potache ou d’un rein de lapin cru avalé de force. Et qui ne peut que conduire à un double rejet pour Justine : à la fois celui de la viande pour une végétarienne, et celui de la répulsion physique pour une introvertie. Or, c’est aussi par cette contrainte que naît le désir, protéiforme et irrésistible.

« Grave » est un film impulsif, impatient, en perpétuel mouvement – suivant les étapes de la métamorphose. Le temps du changement physique, lié au temps du changement psychologique, et jusqu’à la naissance de la femme. L’envie et la sexualité sont des penchants nouveaux, qu’il faut apprendre à canaliser, mais aussi à explorer. En cela, le film ne pouvait s’affranchir d’une analogie entre le désir et l’appétit, entre le sensuel et l’anthropophagie. Et l’adolescence d’une période évidente d’excès et de transgressions. Ce qui est interdit ou tabou devient naturellement excitant. Ce qui est dangereux naturellement attirant. Cette identité qui se crée devient plus affirmée, plus abusive, plus sensuelle. C’est timidement commencer par se maquiller devant son miroir puis accepter d’être finalement désirable, autant que désirer. Le point de non retour est à ce propos ironiquement atteint lors d’une douloureuse initiation à l’épilation, nouvelle expérience du parcours de Justine de l’adolescence vers la féminité (ici, vécu comme une énième violence imposée). Mais la force du film, outre la mutilation, est de parvenir à déjouer l’horreur par l’humour – mordant, évidemment ! – et l’esthétique. Et ainsi, s’émanciper avec son personnage d’un cadre forcé, pour convoler vers un lyrisme gore sans s’imposer les rites d’usages du genre.

Surtout, « Grave » est un film résolument sensitif, et sang-sitif. La mutation visible et fulgurante de Justine donne lieu à de terribles réactions épidermiques et purulentes, qui apparaissent comme une agression supplémentaire à son intégrité physique et mentale. Et produit, chez le spectateur, la projection d’une douleur empathique sur son propre corps, à la vue insoutenable de la sienne. La scène où Justine se débat furieusement sous les draps contre cette peau abîmée qui la démange illustre cette mue au sens littéral, ou l’accouchement (symbolique) d’un démon intérieur : sa propre identité. L’expulsion – à travers les pores, la régurgitation ou le vomissement – est un fil rouge, en même temps qu’une naissance de soi. Quoique paradoxalement le film ne propose rien de moins que l’apprentissage de la normalité au cœur de sa propre singularité, avec ce que la maturité impose de maîtrise de soi et de raison. En cela, son dépucelage par un ami homosexuel témoigne de ce besoin de consommation pure, comme le désir d’être enfin « comme les autres » – dernière étape vers l’âge adulte. D’une humanité en transit à sa digestion, « Grave » est une terrible et impétueuse façon de dire adieu à sa chair adolescence…

3 réflexions sur “GRAVE de Julia Ducournau

  1. Bonjour,

    Selon moi, Grave est un film horrifique ! Cependant, je trouve que Julia Ducournau a mis le paquet pour son premier long-métrage. L’histoire est décapante, mais ce n’est pas un film tout public.

    Ciao !

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  2. Magnifique texte pour ce film que j’avais trouvé parfois maladroit dans l’écriture mais particulièrement audacieux dans la forme. Un mot sur par la prestation remarquable de la jeune Garance Marillier qui trouve là un rôle puissant et marquant.

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