Cannes 2022

75ème Festival de Cannes : ode à la curiosité

Signe d’un retour à une édition « normale », le Festival de Cannes nous a gratifié d’une vraie belle sélection pointue, exigeante souvent, complaisante parfois, mais d’une grande qualité. Les abords du Palais ont retrouvé la foule des grands jours et les files d’attentes peuplées de visiteurs du monde entier. Même la billetterie en ligne, héritée de l’édition covid, a parfaitement dysfonctionnée pendant 3 jours, désorganisant l’accès aux projections et perpétuant la tradition des « règles » cannoises incompréhensibles et changeantes de la première semaine.

On y a retrouvé autant la frustration de se faire éconduire d’une séance complète – quelquefois salutaire, pour ne pas oublier la chance qu’on a de vivre ce moment suspendu – qu’un flot réjouissant de noms connus au retour alléchant. L’une des plus belles nouvelles était bien sûr la présence de Kirill Serebrennikov : non pas pour le symbole russe en plein conflit ukrainien, mais pour sa toute première venue physique à Cannes, metteur en scène de génie dont je ne cesse de vanter le talent. Reparti bredouille certes, mais qui nous a enchanté avec l’élégant et intense « Femme de Tchaïkovski », portrait terrible d’un amour à la folie qui rend fou. L’un de ses films les plus accessibles sans doute, ponctué de dialogues tranchés et succulents.

Parmi les hypes les plus attendues, la Corée était superbement représentée. Du maître Park Chan Wook, revenu nous troubler avec « Decision to leave », passion vénéneuse sur fond d’enquête policière, au premier film coréen du poète japonais Kore-Eda Hirokazu proposant avec « Broker » une énième variation sur la famille – chacun des deux a été récompensé, prouvant une fois encore l’acuité et la précision du cinéma asiatique, qui ne cesse de nous impressionner d’année en année (comment oublier le choc de « Burning » de Lee Chang-dong, les divagations philosophiques de Hong Sang-soo, ou l’incroyable Palme d’or « Parasite » de Bong Joon Ho ?).

Park Chan Wook le 23 mai 2022, Projection officielle de DECISION TO LEAVE, accompagné de ses acteurs Tang Wei et Park Hae-Il

Et si trop de choix étouffait notre curiosité ? Malgré 31 films vus, avouons-le : face à une telle sélection cinq étoiles, grande est la tentation de ne pas regarder ailleurs que les têtes d’affiche et le haut des marches. A mi-parcours, c’est presque physique : plus le festival avance, plus forte est l’envie de renoncer à un film dont on ne sait rien, tant le corps et l’esprit sont épuisés. Cette année encore, cela valait pourtant la peine d’oser être curieux, d’emprunter des chemins moins balisés mais tellement créatifs. Les coups de cœur naissent souvent de l’inattendu, parce qu’un film sur lequel on ne projette rien peut justement tout, et soudain nous éblouir. Sur le papier, le voyage épique et halluciné d’un âne n’avait rien de très engageant – pourtant, « Eo » de Jerzy Skolimowski (en compétition), est un abandon, un envoûtement, reflet absurde d’un monde cruel. Plus enthousiasmant encore, la beauté brûlante d’« Ashkal » de Youssef Chebbi, présenté à la Quinzaine des réalisateurs, où une enquête policière tourne au vertige métaphysique. Pour autant, l’émerveillement ne survient pas toujours.

ASHKAL de Youssef Chebbi

La créativité peut parfois accoucher d’expérimentations monstrueuses. « De Humani Corporis Fabrica » (Verena Paravel et Lucien Castaing-Taylor), documentaire provocateur, parfois insoutenable filmant l’intérieur des chairs, est le contrechamp outrancier du très plat « Crimes du futur » de Cronenberg, où le scalpel devient objet de désir. J’aime cette manière particulière de Cannes d’exacerber les émotions : ce qui est bien devient fabuleux, ce qui est mineur devient minable. Pas le temps pour la nuance, car ici tout va trop vite. Puis on prend du recul : c’est aussi au prix de cette richesse stylistique, de ces maladresses artistiques, que subsiste cette soif d’inventivité, de jeux de matières et d’images. Des œuvres épidermiques certes, mais qui contribuent aussi à réveiller une sélection parfois ronronnantes, à l’image du touchant mais sempiternel Dardenne « Tori & Lokita », vu et revu cent fois, ou de l’interminable « Stars at noon » de Claire Denis, un peu injustement récompensés. Les goûts et les couleurs… et l’art, par dessus tout.

EO de Jerzy Skolimowski

Résumé en 9 films d’une édition éclectique et en grande forme (sans ordre particulier) :

  • « Triangle of sadness » de Ruben Östlund, pour la Palme d’or méritée et assurément l’une des plus belles ambiances de projections officielles de l’année, avec un public réceptif, pleinement connecté à l’œuvre. Une critique acerbe et outrancière sur la lutte des classes, qui ose tout et n’a peur de rien, et me réconcilie surtout avec le réalisateur de « The Square » et « Snow Therapy », que j’avais précédemment détesté.
  • « Close » de Lukas Dhont, Grand Prix ex-aequo, pour sa capacité à exprimer l’insaisissable dévastation intérieure avec tant de pudeur et d’élégance.
  • « La femme de Tchaïkovski » de Kirill Serebrennikov, pour la virtuosité de sa mise en scène et son écriture ciselée sur la cruauté de l’amour.
  • « Chronique d’une liaison passagère » d’Emmanuel Mouret, à l’inverse de Serebrennikov, pour la douceur et la délicatesse de sa passion impossible.
  • « Moonage daydream » de Brett Morgen, pour faire revivre David Bowie dans un documentaire immersif, hystérique et hypnotisant.
  • « Broker » de Kore-Eda Hirokazu, (Prix d’interprétation) véritable poète des liens familiaux, qui émeut avec humour sans jamais donner le sentiment de se répéter.
  • « Ashkal » de Youssef Chebbi, pour la beauté morbide et magnifique qu’il instaure dans cette enquête policière qui joue avec le feu.
  • « Leila’s brothers » de Saeed Roustaee, pour cette fresque familiale monumentale (presque 3h) sans temps mort et merveilleusement écrite.
  • « Eo » de Jerzy Skolimowski, Prix du jury ex-aequo, pour son éblouissante traversée expérimentale vue à travers les yeux d’un âne.

JOUR 1

  • The stranger, Thomas M Wright (Un certain regard)
  • Un beau matin, Mia Hansen Love (Quinzaine des réalisateurs)

JOUR 2

  • La femme de Tchaïkovski, Kirill Serebrennikov (Compétition)
  • Plan 75, Hayakawa Chie (Un certain regard)
  • Triangle of sadness, Ruben Ostlund (Compétition)
  • R.M.N, Cristian Mungiu (Compétition)

JOUR 3

  • La dérive des continents (au sud), Lionel Baier (Quinzaine des réalisateurs)
  • Chronique d’une liaison passagère, Emmanuel Mouret (Cannes première)
  • Tout le monde aime Jeanne, Céline Devaux (Semaine de la critique)
  • Les Amandiers, Valeria Bruni-Tedeschi (Compétition)
  • Revoir Paris, Alice Winocour (Quinzaine des réalisateurs)

JOUR 4

  • Les cinq diables, Léa Mysius (Quinzaine des réalisateurs)
  • De Humani Corporis Fabrica, Verena Paravel et Lucien Castaing-Taylor (Quinzaine des réalisateurs)
  • Decision to leave, Park Chan Wook (Compétition)

JOUR 5

  • Crimes du futur, David Cronenberg (Compétition)
  • The silent twins, Agnieska Smoczynska (Un certain regard)
  • Moonage daydream, Brett Morgen (Hors compétition)

JOUR 6

  • Tori et Lokita, Frères Dardenne (Compétition)
  • Nostalgia, Mario Martone (Compétition)
  • Ashkal, Youssef Chebbi (Quinzaine des réalisateurs)
  • The vagabonds, Doroteya Droumeva (Séance spéciale)
  • Stars at noon, Claire Denis (Compétition)

JOUR 7

  • Leila’s brothers, Saeed Roustaee (Compétition)
  • Dodo, Panos H. Koutras (Cannes première)
  • Broker, Kore-Eda Hirokazu (Compétition)

JOUR 8

  • Close, Lukas Dhont (Compétition)
  • Showing up, Kelly Reichardt (Compétition)
  • Un petit frère, Léonor Serraille (Compétition)

JOUR 9

  • Les huit montagnes, Charlotte Vandermeersch et Félix Van Groeningen (Compétition)
  • Boy from heaven, Tarik Saleh (Compétition)
  • Eo, Jerzy Skolimowski (Compétition)

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