Critiques

PAUVRES CREATURES de Yorgos Lanthimos

Admiratrice de la première heure, je me réjouis de retrouver Yorgos Lanthimos, de retour avec une œuvre clivante, qui continue à la fois d’affirmer son style singulier tout en continuant d’opérer une transition vers des formes de plus en plus sophistiquées. Avec une crainte : celle de faire primer la forme sur le fond.

Un premier constat à double tranchant donc. On sent clairement que le cinéaste est désormais passé du côté “hype” de la force, avec de gros moyens. Ce qui est une très bonne nouvelle d’un point de vue créatif, lui procurant une totale liberté d’expression – et convoquant dans la conception même de l’image l’étrangeté qu’il ourdit à travers ses personnages. Il procède ainsi d’une surcharge visuelle, alternant le noir et blanc granuleux d’une existence sans nuances et les couleurs chatoyantes d’un conte baroque. Yorgos assume ainsi des dégradés de couleurs excessifs, qui viennent souligner et surligner toutes les découvertes de Bella en contraste aux toits gris de Londres, puisqu’après tout, l’art cinématographique n’est qu’illusion.

Poursuivant ce même objectif, l’usage du fish-eye pour altérer l’image n’est pas uniquement une coquetterie artistique (par ailleurs déjà testé dans “La Favorite” en 2019), mais une manière d’expérimenter la perception distordue de Bella Baxter, créature vierge de tout préjugé, et redécouvrir le monde avec un œil neuf. 

© 2023 20th Century Studios All Rights Reserved.

Ce travail d’accumulation est une trouvaille en soi, qui étend son terrain de jeu sans rompre avec ce qui fait la nature même de son cinéma, par définition radical. Pourtant, si on y retrouve l’absurdité cynique et cette même acuité à caricaturer la société en déformant ses travers, je reconnais qu’il offre ici un film sans doute plus consensuel, plus policé dans sa manière d’aborder la cruauté du monde.  

Un film en somme plus “grand public”, qui n’a rien d’un gros mot bien sûr, mais qui de fait le rend de prime abord moins puissant, moins signifiant. Outre les références à “Frankenstein” qui font évidemment écho à ladite créature, j’ai d’abord songé à son “Canine” de 2009, autrement plus extrême et troublant, sur un thème approchant : le poids du patriarcat et la vie autarcique de jeunes adultes élevés à huis-clos dans la crainte du monde extérieur. Paradoxalement, le naturalisme du film et son ancrage dans une réalité beaucoup plus ordinaire et proche de nous, contribue justement à instaurer un malaise bien plus âpre et dérangeant que la percée onirique de “Pauvres créatures”.  

© 2023 Searchlight Pictures All Rights Reserved.

C’est d’ailleurs la faiblesse du film : plus il cherche à rationaliser le bizarre, plus il lui fait perdre en intensité. Ce qu’on retenait de “The Lobster” ou de “Mise à mort du cerf sacré” tenait en quelques plans à la fois horrifiques et remarquables, d’un homme prêt à se crever les yeux par amour ou d’un père forcé de tuer un membre de sa famille – fruits des règles insoutenables qui régissent la logique surréaliste desdits films. Quelles images, quelles inventions visuelles retiendrons-nous de “Pauvres créatures”, tant il est foisonnant ? Certainement l’amplitude qu’Emma Stone donne à son personnage :  la gesture singulière et disgracieuse de Bella, poupée sublime mais désarticulée, est certainement la plus belle ressource du film. 

Résultat d’une hybridation scientifique, cette discordance entre ce corps de femme et ce cerveau d’enfant crée nécessairement des décalages cocasses et délectables – imperméable aux règles de bienséance. Si le film suit effectivement l’émancipation d’une femme, prisonnière – à tous niveaux – des hommes, il ne se définit heureusement pas « que » par son féminisme. D’ailleurs la quête de Bella est d’abord de s’instruire du monde qui l’entoure, pour le comprendre et l’appréhender, se définissant elle-même comme une “exploratrice”. Raison pour laquelle elle revient à la fin au point de départ, n’ayant précisément aucune volonté de fuir.

Car la candeur ultime du personnage permet surtout de questionner notre propre rapport à notre humanité, dans une société injuste, avide et capitaliste, régentée par l’argent et le pouvoir. A ce titre, la scène la plus intéressante à mes yeux est à Alexandrie, où Bella, entretenue dans le luxe, est confrontée à la plus terrifiante inhumanité. Au fond, c’est là la vraie brutalité du film : malgré son désir d’égalité, montrer que la bienveillance échoue à changer l’ordre des choses, tandis que l’audace et l’insensibilité permettent à Bella de reprendre le contrôle et d’inverser les rapports de domination.

Un soulagement de constater que le succès n’est qu’un moyen pour Yorgos Lanthimos d’explorer de nouvelles formes d’expression de manière plus arty, sans pour autant renoncer à la provocation très tranchée qui fait sa spécificité.

Une réflexion sur “PAUVRES CREATURES de Yorgos Lanthimos

  1. Pingback: 77ème Festival de Cannes : J-10 | J'me Fais Mon Cinéma

Laisser un commentaire